Recherche
Chroniques
récital Jean-Sébastien Dureau et Vincent Planès
Busoni – Debussy – Stravinsky
En cette année où se souvenir du début de la Première Guerre mondiale, voilà cent ans, le label Hortus inaugure une collection des plus ambitieuses, Les Musiciens et la Grande Guerre, qui promet un panorama aussi complet que possible (compositeurs, interprètes, artistes en tout genre), en une trentaine de volumes d’ici juin 2018.
Trois furent disponibles avant l’été, dont le tout premier reprend le contenu (sorti en 2011) d’une monographie Albéric Magnard (1865-1914), sous les doigts du violoncelliste Alain Meunier et du pianiste Philippe Guilhon-Herbert. Rappelons que l’auteur d’En Dieu mon espérance et mon espée pour ma défense est mort les armes à la main, non pas au champ d’honneur mais en défendant sa maison encerclée par les Allemands dans l’Oise, quelques semaines à peine après la mobilisation générale. Quant à lui, le troisième volume est un hommage rendu par Meunier à son maître ès violoncelle, Maurice Maréchal (1892-1964), qui fréquenta Lucien Durosoir et André Caplet au front – une photographie les réunissant tous trois témoigne d’ailleurs de leur complicité.
Intéresserons-nous au deuxième volume qui propose un rendez-vous au carrefour de la modernité, avec trois œuvres créées entre 1913 et 1921, ici jouées par Jean-Sébastien Dureau et Vincent Planès sur un instrument tout à fait original : le piano à double clavier en vis-à-vis (Pleyel, 1928), inventé par Gustave Lyon trente ans plus tôt et conservé au Musée de la musique (Paris). Il résonne d’une frappe précise et moelleuse, carillonnant dans les aigus, bourru dans les graves.
« La "bombe" du 29 mai 1913 était-elle trop puissante pour ses contemporains ? Elle n’aura atteint… que le public […] d’une première des Ballets russes » écrit Boucourechliev, évoquant Le sacre du printemps et les musiciens, tels Debussy et Ravel, qui poursuivirent leur propre chemin, passé le choc de la nouveauté (in Igor Stravinsky, Fayard, 1982). En un sens, il fait écho à la plainte de Stravinsky : « on m’a fait révolutionnaire malgré moi… ». À distance du scandale qui impliquait surtout la chorégraphie, l’œuvre bénéficie de versions variées qui renouvellent notre écoute – ensemble de vents, deux pianos [lire notre chronique du 29 mai 2013], etc. Celle-ci est jouée dans une tenue millimétrique, sans sauvagerie appuyée, et se révèle ferment des générations suivantes (Messiaen, etc.).
Sans être explicitement une pièce en faveur de la cause nationale – comme Ode à la France, créé la même année –, En blanc et noir (1916) est d’abord entendue dans des concerts privés sous-titrés L’aide affectueuse aux musiciens (janvier) et Le vêtement du prisonnier de guerre (décembre). De plus, le mouvement médian de cette composition pour deux pianos est dédié « au lieutenant Jacques Charlot [neveu de l’éditeur Durand ; ndr],tué à l'ennemi en 1915, le 3 mars » – pour l’anecdote, un Claude de France posthume participe à la mobilisation sociale de 1939, effigie d’un timbre-taxe portant l’inscription Pour les chômeurs intellectuels…. Singulièrement rythmique, Debussy y apparait sous un jour ravélien, en inspirateur de Milhaud.
Le programme s’achève avec Ferruccio Busoni. Non celui de la romantique Turandot [lire notre chronique du 11 mars 2011], mais le néoclassique géniteur de la Fantasia contrappuntistica, disciple de Bach et Liszt [lire notre chronique du 2 septembre 2008]. Contrairement aux adaptions réalisées après sa mort (pour orgue, pour orchestre), c’est le musicien lui-même qui tire du solo originel (1910) une version pour deux pianos (1921). Durant la guerre, sa position est sans appel : réfugié à Bologne, l’ancien pianiste cosmopolite refuse de jouer dans aucun des pays belligérants, alors même qu’il est sur scène depuis l’âge de sept ans. L’interprétation qu’en donnent Dureau et Planès allie maîtrise et clarté.
LB